PAR | CAROLINE HAMELLE
Si vous êtes abonné à Instagram, les petits mots de Thomas Lélu, sortes d’aphorismes du monde moderne, n’ont pas pu vous échapper. Regrammés par le monde entier, ses billets d’humeur cartonnent. Artiste, directeur artistique, romancier, photographe… Thomas Lélu est, depuis plus de vingt ans, inclassable et ça lui va bien.
Connu notamment pour ses publicités détournées et ses collages déroutants, il chatouille l’industrie de la mode et du luxe de ses productions au second degré assumé. Son dernier projet ? Des citations, sortes d’aphorismes modernes, que le monde entier, de Puff Daddy à Khloé Kardashian, en passant par vous et moi, repostent.
Écrits à la main, en anglais, et publiés sur son compte quotidiennement, ils croquent l’humeur du jour en une ou deux phrases percutantes, et pleines de bon sens. Un projet que l’artiste français pratique depuis un peu plus d’un an et qui lui vaut d’être contacté pour des collaborations avec de nombreuses marques. Un nouveau souffle créatif que l’artiste accueille avec recul et lucidité. Rencontre.
Vous naviguez entre art, publicité et mode… vous êtes finalement quelqu’un d’assez inclassable. D’où vous vient cet appétit ?
Certainement de par mon éducation. J’ai grandi à la fin des années 70 dans une famille « hippies » avec un esprit très ouvert, entouré de livres et de musique. On vivait en communauté à l’époque et mon père participait à une troupe de théâtre de rue avec laquelle nous parcourions le pays en faisant des sketchs. C’était une vie de saltimbanque. Cette manière de vivre a sûrement construit ma manière de penser et d’agir.
Comment cela se manifestait-il ?
J’avais une soif exacerbée de culture artistique et littéraire. Pour l’assouvir on m’a recommandé de faire des études en arts appliqués à Nantes, que j’ai poursuivi ensuite avec les Arts Déco à Paris. Les premières années on s’intéressait à toutes sortes de disciplines : j’ai eu des cours d’ésotérisme, de musique expérimentale, d’histoire du rock, ou de montage au cinéma… cet enseignement pluridisciplinaire était totalement en phase avec ma manière de penser, et il a influencé la manière dont je travaille aujourd’hui.
C’est-à-dire ?
Ma pratique artistique actuelle est toujours basée sur une grande ouverture et s’accompagne d’une grande écoute, d’échanges et de dialogues. Je mets un point d’orgue à ce que la création soit un projet collectif.
Pourriez-vous définir le style de votre pratique ?
J’ai progressivement mis en place une sorte de vocabulaire, un ton, un peu gauche, un peu en marge. Il a quelque chose à voir avec l’amateurisme, le bricolage. En 2003 j’ai édité un livre qui s’appelait Récréations et qui posait beaucoup d’éléments que l’on retrouve encore dans ma pratique actuelle. Même si j’étais plus performatif dans l’écriture parce que j’avais besoin de me faire connaître à l’époque, la forme maladroite, un peu ratée et idiote est restée la même. Mais ce qui compte le plus désormais, c’est la transmission. Du coup, quand j’ai commencé les citations sur Instagram, j’avais en tête l’idée de partager des aphorismes, des pensées, des jeux de mots au plus grand nombre.
Votre style est peut-être « un peu gauche et raté » dans la forme, pour autant le fond est plein de bon sens…
J’essaye de viser juste en rapport à des sentiments, des émotions du quotidien que j’observe.
Ces aphorismes, vous en écrivez quotidiennement ?
En général j’en fais beaucoup à l’avance, puis je les trie et les choisis. J’aime bien aussi l’idée d’en sélectionner un florilège, et d’organiser une séquence.
Était-ce évident de les écrire en anglais ?
Oui, c’est assez logique pour pouvoir parler au plus de monde possible.
Cela fait un an que vous proposez cette nouvelle pratique quasi quotidiennement sur votre compte instagram. Qu’est-ce qui vous a décidé à le faire ?
J’étais arrivé à un moment où je tournais un peu en rond, j’avais fait pas mal de collages, de fausses pubs… . Résultat, l’année dernière un peu après les vacances d’été, j’ai fait un point : qu’est-ce que j’avais envie de voir et qu’est-ce que j’aimais dans ma pratique artistique ? L’élément déclencheur de ce projet a été notamment la lecture d’un livre « Tu dois changer ta vie » de Peter Sloterdijk, dans lequel l’auteur aborde la notion d’exercices, comme des sortes de rendez-vous avec soi-même au quotidien. Ça peut être des cours d’abdos-fessiers ou tout autre sorte de chose, l’idée c’est de mettre en place un protocole au quotidien. Je me suis demandé ce que je pouvais faire tous les jours et l’écriture est venue naturellement. J’ai commencé par le marqueur, mais c’est finalement le stylo bille qui s’est imposé. Quand il y a eu de plus en plus de re-post, de likes, je me suis dit que je tenais un truc.
Un an plus tard, avez-vous toujours des choses à dire ?
C’est sans fin. C’est un format inusable. Glaner des phrases et les écrire au stylo bille, je peux prolonger ça à l’infini.
D’ailleurs, on n’arrête pas de regrammer vos posts. Lequel a le mieux marché ?
« I need a hug and 6 months of sleep”. J’en suis à plus de 730 000 likes.
Et le regramme le plus inattendu ?
Le dernier en date c’était Snoop Dog, qui a reposté : “being famous on Instagram is like being rich on Monopoly”. C’est d’ailleurs son meilleur post sur la plateforme. Sinon dans un autre genre Puff Daddy, Diane Keaton, Kourtney Kardashian ou encore Drew Barrymore m’ont regrammé.
Quel est celui qui vous a fait le plus plaisir ?
Des gens que j’apprécie artistiquement et qui m’ont touché plus jeune comme la chanteuse Cat Power ou encore la comédienne Chelsea Handler. Et puis il y a les messages d’anonymes qui me touchent aussi. Je reçois des messages de remerciements, on me dit que ce que je fais fait du bien. Parfois ces messages me viennent même de personnes hospitalisées. Ce que je fais sert aussi à ça.
Depuis, votre nombre d’abonnés ne fait qu’augmenter ?
Ah oui, ça n’a rien à voir ! Il y a un an je n’avais même pas 100 000 abonnés. Là, mon compte augmente tout seul, parfois même quand je ne poste pas pendant plusieurs jours.
Vous cumulez les collaborations, notamment avec l’industrie de la mode et du luxe. N’avez-vous pas peur que cela galvaude votre travail ?
Cela fait tellement de temps que je travaille avec les marques que ça fait partie de mon ADN. Il y a encore quelques années, ce mélange des genres n’était pas forcément très bien vu notamment dans le milieu de l’art, mais il y a désormais une forme de tolérance car les liens entre l’art et le luxe se sont renforcés. Aujourd’hui, je ne raisonne plus avec cette forme de binarité : je suis ma logique, je la pousse au maximum, et ce que je constate c’est que ça suscite un certain intérêt.
Comment se passent vos collaborations ?
Chantelle m’a par exemple invité à réinvestir des campagnes qui avaient déjà été réalisées. J’ai proposé d’intégrer mes phrases directement sur leurs images. Ça a eu un impact assez important. Les images de publicité sont souvent muettes, or ce qui m’amusait c’est de donner un supplément d’âme à ces images, les faire parler.
Vous laisse-t-on carte blanche dans vos collaborations ?
Oui, car je sais où placer la limite. Je m’amuse avec les codes, mais je ne détruis pas le système, je le bouscule gentiment. On vient me trouver pour ça.
Quels sont vos projets pour la rentrée ?
Je prépare une exposition pour fin septembre à la galerie La Cité dans un nouvel espace, je vais exposer des grands formats de textes et des « prints » de mes citations. Un livre avec une sélection de « quotes » devrait également sortir d’ici la fin d’année.
Qu’est-ce qui vous intéresse sur instagram ?
Je regarde tout ce qui s’y fait. Mais j’ai tendance à regarder ce que font les autres, leur quotidien. Sinon je vais plutôt vers des gens qui font des choses qui n’ont rien à voir avec mon propre travail, des designers, des artistes peintres, des architectes… C’est la différence plutôt que la concurrence m’intéresse. Je prête l’oreille aussi aux phénomènes, aux évolutions, à l’actualité mais globalement je suis surtout passionné par le quotidien des gens, l’ordinaire.
PAR | AVNER PONCE